Politique

Gaza : Pourquoi l'Égypte refuse de laisser entrer les Palestiniens

Alors que les habitants de Gaza vivent une situation de grande détresse humanitaire, le monde a les yeux rivés sur le terminal de Rafah, à la frontière entre la bande de Gaza et l’Égypte, seul point de sortie pour évacuer les Palestiniens vers un pays tiers. Le Caire souhaiterait faire passer de l’aide humanitaire, mais le pays n’est pas prêt à accueillir les réfugiés Gazaouis. Décryptage.

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Les attentes au point de passage de Rafah

Des centaines de Palestiniens étaient massés, lundi 16 octobre, dans le sud de la bande de Gaza dans l’espoir d’une ouverture du point de passage de Rafah qui leur permettrait d’échapper à la guerre entre le Hamas et Israël. Mais jusqu’à présent, le poste frontière avec l’Égypte, l’une des seules voies de sortie de l’enclave, est resté fermé.

Pour entrer dans la bande de Gaza ou en sortir, il existe deux autres points de passage à Erez dans le nord, à la frontière avec Israël, et à Kerem Shalom, près de la frontière égyptienne, qui est réservé au passage de marchandises.

Du côté égyptien de Rafah, l’aide humanitaire et médicale, notamment celle de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), attend. Elle est bloquée dans le Sinaï égyptien, faute d’un accord entre Israël et l’Égypte. « Il reste 24 heures d’eau, d’électricité et de carburant » à Gaza et si de l’aide n’y entre pas, les médecins n’auront plus qu’à « préparer les certificats de décès« , alertait lundi le patron régional de l’OMS Ahmed Al-Mandhari.

La nécessité d’un processus diplomatique

Pour que le point de passage de Rafah ouvre, « il faut un processus diplomatique, un accord entre les parties« , résume sur France 24 Johann Soufi, ancien chef du bureau des affaires juridiques de l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens (UNRWA). « Cela passe par une pression de l’ensemble de la communauté internationale, des autorités françaises, de l’Union européenne sur l’ensemble des parties pour que – a minima – il y ait un accord pour la mise en place d’un corridor humanitaire vers Gaza« .

En d’autres termes, l’Égypte ne peut pas décider seule d’ouvrir sa frontière avec Israël. D’autant que celle-ci a été bombardée à plusieurs reprises déjà depuis l’attaque du Hamas du 7 octobre.

En présence de la ministre française des Affaires étrangères au Caire, lundi, le chef de la diplomatie égyptienne Sameh Choukri a insisté sur le fait qu’il devenait urgent d’ouvrir ce corridor humanitaire via le poste frontière de Rafah.

« Ceux qui veulent quitter Gaza doivent pouvoir le faire« , a aussi plaidé Catherine Colonna. « À tous, nous demandons que des points de passage puissent être ouverts« . Mais Sameh Choukri a renvoyé la responsabilité de la fermeture du terminal à Israël qui « n’a pas donné de signal jusqu’ici ».

L’Égypte « incapable » d’assumer seule

« L’Égypte ne veut pas être la seule à gérer cette situation humanitaire désastreuse. Ils seraient prêts à participer à une opération humanitaire si nécessaire. Mais ils ne veulent ni ne peuvent le faire seuls, en raison d’une situation économique très détériorée. Ils ne sont pas capables d’assumer un choc de déploiement humanitaire conséquent pour un nombre potentiel aussi important« , explique Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris).

Le Caire plaide en faveur d’une solution diplomatique et appelle à la retenue de part et d’autre, mais s’oppose néanmoins à l’idée de laisser les Palestiniens fuyant la guerre entrer sur son territoire. Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi a même exhorté les Gazaouis jeudi à « rester sur leur terre« , malgré la multiplication des appels pour qu’il autorise le passage sécurisé des civils en provenance de la bande de Gaza.

La crainte d’une déstabilisation politique

Pour Marc Lavergne, spécialiste de l’Égypte et directeur de recherche au CNRS, la raison du refus égyptien d’accueillir leurs voisins palestiniens est avant tout politique. « L’Égypte – où toute manifestation est interdite – a peur de toute contestation en son sein, et notamment d’un mouvement de solidarité de la population égyptienne à l’égard des Palestiniens et contre Israël ».

D’autre part, les relations entre le pouvoir égyptien et le Hamas, émanation des Frères musulmans auxquels le maréchal Abdel Fattah al-Sissi voue une haine absolue, sont conflictuelles. L’actuel président égyptien est arrivé au pouvoir en 2013 par un coup d’État militaire, contre Mohamed Morsi proche des Frères musulmans. « Depuis dix ans les Frères musulmans subissent la répression du pouvoir égyptien, avec des milliers de militants en prison, ce qui les a considérablement affaiblis. Il y a une véritable peur de voir des militants proches de cette mouvance débarquer dans le pays », rappelle Didier Billion.

La gestion d’un mouvement migratoire dans le Sinaï

Dans l’hypothèse où ils acceptent d’ouvrir le point de passage de Rafah, les dirigeants égyptiens ont aussi peur qu’il y ait un afflux très difficile à contrôler – probablement des milliers de Gazaouis qui essaieraient de fuir. « Aucun pays n’accepterait un tel risque. D’autant que si la frontière était passée par ces dizaines ou ces centaines de milliers de Gazaouis, ils se retrouveraient alors dans le Sinaï. Or la péninsule du Sinaï n’est pas une zone sécurisée. C’est un lieu de trafic, de mafia, où subsistent aussi des cellules jihadistes. Donc cela inquiète beaucoup les autorités égyptiennes« , commente Didier Billion.

« L’Égypte accueille déjà des centaines de milliers de Soudanais qu’elle a du mal à intégrer correctement », constate Marc Lavergne. « Si les Palestiniens venaient à affluer en Égypte, ils arriveraient dans des villes déjà surchargées. Il y a 110 millions d’habitants dans le pays aujourd’hui, sur un territoire habitable grand comme la Belgique« , ajoute le chercheur qui décrit un pays à bout de souffle, « avec beaucoup de chômage et beaucoup de misère et qui n’a pas réussi à réguler sa démographie« .

Amnon Aran, spécialiste du Moyen-Orient à la City University of London va dans le même sens. « La question de l’ouverture de la frontière à Rafah entre l’Égypte et Gaza pourrait devenir l’un des principaux points diplomatiques chauds en cas d’opération militaire [terrestre] à Gaza par Israël (…) En effet, c’est la seule solution pour évacuer les Gazaouis et limiter le coût humanitaire de l’opération. Mais l’Égypte, qui est l’un des pays à avoir le plus souffert économiquement dans la région de la guerre en Ukraine [à cause de la hausse du prix du pétrole], peut difficilement se permettre d’accueillir un grand nombre de réfugiés. »

Dans tous les cas, le voisin d’Israël – premier pays arabe à avoir reconnu l’existence de l’État hébreux en 1979 – ne prendra jamais le risque d’agir sans le consentement des Israéliens, s’accordent à dire les spécialistes interrogés. Les deux États entretiennent des liens forts, notamment sur le plan du renseignement entre services secrets égyptiens et Mossad.

Mais aussi des accords économiques qui constituent une manne financière non négligeable pour l’Égypte. « Les investisseurs et les touristes israéliens sont très nombreux et très actifs dans le pays, des produits israéliens sont fabriqués dans des usines égyptiennes et revendus aux États-Unis. Tout cela fait vivre beaucoup de monde« , souligne Marc Lavergne, qui constate que les gains économiques priment sur le reste.

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