Hervé Le Tellier face à ChatGPT : Quand l’IA défi les écrivains

Le silence s’installe dans la pièce. Hervé Le Tellier, lauréat du prix Goncourt 2020, vient de lire une nouvelle policière générée en quelques secondes par ChatGPT. L’histoire, qui débute par « Il aperçut dans son bureau le corps sans vie de l’écrivain » et s’achève sur « “Tout est pardonné”, pensa-t-elle avant de disparaître », déroule un cadavre existant uniquement dans le reflet d’un miroir. L’écrivain reste interdit. « Oh la vache, c’est bluffant ! », finit-il par lâcher, avant d’ajouter, mi-admiratif mi-inquiet : « C’est mieux écrit que la production romanesque française de l’année. »
L’expérience, orchestrée par Le Nouvel Obs, avait pour but de confronter l’auteur à l’intelligence artificielle dans un exercice littéraire contraint. Les règles : écrire une fiction de 3 000 signes, avec des phrases d’ouverture et de clôture imposées. Résultat ? Les textes, présentés anonymement, ont suscité une surprise générale. L’IA a rivalisé avec l’écrivain, soulevant une question inévitable : et si la machine menaçait l’art d’écrire ?
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L’IA, un outil sans âme
ChatGPT, entraîné sur des milliards de textes, maîtrise la syntaxe, le rythme, les codes narratifs. Il produit des histoires cohérentes, parfois inventives. Mais il ignore pourquoi il raconte. « Elle n’a pas de doute, pas d’angoisse, pas de petite voix intérieure », souligne Le Tellier. L’IA n’a jamais aimé, pleuré ou ri. Elle assemble des mots, mais ne vit pas.
Roald Dahl, en 1953, imaginait déjà une machine écrivant des romans en quinze minutes, provoquant l’effondrement de la littérature. Soixante-dix ans plus tard, le scénario reste fictif. Si l’IA concurrence certains secteurs — manuels techniques, scénarios basiques —, elle ne remplace pas l’intimité d’une voix. « La machine sait écrire, alors c’est aux écrivains de faire différent, inattendu, de faire plus, de faire intime », résume Le Tellier.
Un choc économique, pas artistique
Les inquiétudes ne sont pas neuves. Le phonographe devait tuer les musiciens, la photographie la peinture, le cinéma le théâtre. Aucun art n’a disparu. En revanche, les bouleversements économiques sont tangibles. Des studios utilisent déjà des scénarios générés par IA, des livres techniques sont rédigés par algorithmes. « Beaucoup d’emplois vont être perdus », prévient Le Tellier.

Pour les écrivains, l’enjeu est ailleurs : s’approprier l’outil. Certains l’utilisent pour explorer des variations, enrichir une intrigue, inspirer des dialogues. Mais le geste créatif — choisir, couper, façonner — reste humain. « L’écrivain donne une âme », insiste l’auteur. L’IA devient alors un miroir, reflétant les limites et les forces de l’écriture humaine.
Le match Hervé Le Tellier vs ChatGPT : ce qui s’est vraiment joué
L’exercice imposait un cadre strict. ChatGPT, guidé par un journaliste, a produit une histoire fantastique autour d’un miroir, mêlant suspense et poésie. Le Tellier, lui, a opté pour une approche plus ironique, typique de sa patte oulipienne. Les deux textes, anonymisés, ont été soumis à un comité. Verdict : l’IA a tenu la distance.
Pourtant, la nouvelle de ChatGPT manque de profondeur. Elle juxtapose des idées, mais ne les creuse pas. Celle de Le Tellier, bien que moins immédiatement spectaculaire, porte une réflexion sur l’écriture et ses pièges. « L’IA est un accélérateur, pas un créateur », analyse un membre du comité.
Et demain ? Écrire avec l’IA, pas contre elle
La peur d’une littérature standardisée existe. Mais l’histoire culturelle montre que les outils nouveaux stimulent plus qu’ils n’étouffent. La photographie a libéré la peinture du réalisme ; le cinéma a transformé le théâtre en art de l’instant.

Aujourd’hui, des auteurs intègrent l’IA à leur processus. Elle devient collaboratrice, générant des propositions que l’humain affine. « Elle m’oblige à me dépasser, à être plus exigeant », confie un romancier. Pour Le Tellier, l’urgence est claire : « Il va falloir que les écrivains incarnent une certaine forme d’écriture et ne fassent pas du jus de chaussette. »
L’algorithme, miroir de nos limites
La stupeur initiale passée, un constat s’impose : ChatGPT révèle moins la puissance de l’IA que les faiblesses d’une certaine littérature. Lorsque les textes manquent d’audace, de singularité, la machine peut imiter, voire égaler. Mais face à une voix authentique, elle échoue.
Le Tellier le résume d’une formule : « L’IA est un révélateur. Si votre écriture peut être reproduite par un algorithme, c’est qu’elle manque de vie. » La littérature ne mourra pas. Elle se réinventera, comme elle l’a toujours fait, en absorbant la nouveauté pour mieux la transcender.