
Paris, 19 mars 2025 — Onze organisations non gouvernementales (ONG) issues de cinq pays africains et de France ont déposé une plainte au Parquet national financier (PNF) contre le groupe Bolloré, son président Vincent Bolloré et son fils Cyrille. Les associations accusent l’entreprise d’avoir acquis des concessions portuaires en Afrique de l’Ouest via des pratiques illégales et réclament la restitution de 5,7 milliards d’euros, correspondant à la vente de sa filiale Bolloré Africa Logistics en 2022.
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Un réseau d’accords opaques
Le dossier, consulté par plusieurs médias, détaille un schéma répété dans cinq pays : Togo, Guinée, Cameroun, Ghana et Côte d’Ivoire. Selon les ONG, le groupe aurait contourné les appels d’offres en nouant des liens directs avec des dirigeants politiques. En échange de soutiens financiers ou logistiques lors de campagnes électorales, Bolloré aurait obtenu des contrats sur des ports clés.
Au Togo, une enquête judiciaire française a confirmé en 2021 que le groupe avait financé la campagne de Faure Gnassingbé en 2010. Cette admission, formalisée dans une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), lui avait permis d’éviter un procès contre le versement de 12 millions d’euros d’amende. En contrepartie, Bolloré avait sécurisé une extension de sa gestion du port de Lomé.
Un modèle répliqué à l’échelle régionale
La plainte actuelle élargit ces accusations. Au Cameroun, des rapports internationaux pointent des irrégularités dans l’attribution des ports de Douala et Kribi. Au Ghana, le terminal de Tema aurait été accordé sans concurrence. En Côte d’Ivoire, des soupçons de favoritisme entourent le contrat d’Abidjan. « Ces méthodes ont permis à Bolloré de contrôler 15 ports en Afrique de l’Ouest, générant jusqu’à 80 % de ses profits à certaines périodes », explique Jean-Jacques Lumumba, président du collectif Restitution pour l’Afrique (RAF).

Les ONG s’appuient sur une loi française de 2021, permettant la confiscation d’actifs issus de la corruption au profit de projets locaux. « L’objectif est que les 5,7 milliards perçus lors de la vente à MSC soient réinvestis dans les pays concernés », précise Me Antoine Vey, avocat des plaignants.
Une première judiciaire panafricaine
Cette plainte inédite marque un changement de cap. Traditionnellement, les affaires de « biens mal acquis » ciblent des dirigeants africains accusés de détournements. Ici, les ONG visent une entreprise française, symbolisant une volonté de s’attaquer aux « corrupteurs » plutôt qu’aux seuls « corrompus ». « Les populations subissent les conséquences de ces accords opaques. Il est temps que la justice agisse en leur nom », insiste Jean-Jacques Lumumba.
Le collectif réclame la création d’un mécanisme de « biens mal acquis inversés », où les fonds saisis seraient directement restitués aux États concernés. Un précédent pourrait émerger si le PNF ouvre une enquête, ce que les plaignants espèrent.
Bolloré dans le collimateur judiciaire
Le groupe, contacté par nos soins, n’a pas souhaité s’exprimer. Son avocat, Olivier Baratelli, a refusé tout commentaire. Depuis des années, Bolloré conteste les accusations, mettant en avant ses investissements dans les infrastructures portuaires africaines. Pourtant, en juillet 2024, le PNF a requis un procès contre Vincent Bolloré pour corruption présumée au Togo et en Guinée. Une décision du juge d’instruction est attendue d’ici fin 2025.

La plainte actuelle ajoute une pression supplémentaire. Elle cite des documents internes, des témoignages d’anciens employés et des rapports d’audit pour étayer ses allégations. Au Ghana, un lanceur d’alerte aurait révélé des pressions sur des fonctionnaires pour accélérer l’attribution du terminal de Tema. Au Cameroun, une commission d’enquête parlementaire aurait identifié des conflits d’intérêts dans la gestion du port de Kribi.
Quelles conséquences pour les multinationales ?
Si la justice française donne suite à la plainte, l’affaire pourrait influencer les pratiques des entreprises en Afrique. « Cela enverrait un message : les partenariats opaques ont un coût », analyse un expert en droit économique sous couvert d’anonymat. Les ONG espèrent aussi inspirer d’autres actions similaires. « C’est une première étape pour rééquilibrer des relations économiques souvent asymétriques », souligne un membre du collectif.

Reste à voir comment le PNF interprétera la loi de 2021. Celle-ci impose que les actifs confisqués dans des affaires de corruption internationale financent des projets de développement. Les ONG proposent que les 5,7 milliards soient gérés via des fonds transparents, supervisés par des acteurs locaux et internationaux.
Une affaire aux ramifications politiques
L’implication d’hommes politiques africains de premier plan complique le dossier. La plainte cite les présidents Faure Gnassingbé (Togo), Alpha Condé (Guinée) et Paul Biya (Cameroun), tous accusés d’avoir facilité l’expansion de Bolloré en échange de soutiens. Aucun n’a réagi à ces allégations.

En France, l’affaire relance le débat sur l’éthique des investissements hexagonaux en Afrique. Alors que Paris cherche à renouer avec le continent, cette plainte rappelle les ombres portées de la Françafrique. Pour les ONG, il s’agit aussi de briser un tabou : « On parle souvent de la corruption des dirigeants africains, jamais de celle des entreprises étrangères. Cela doit changer », conclut Jean-Jacques Lumumba.

L’enjeu dépasse le cas Bolloré. Il questionne les fondements d’un système où opacité rime trop souvent avec impunité.